le Livre Blanc

de la
Fédération Française de Psychiatrie


5. Place et spécificité de la Psychiatrie au sein de la Médecine »

Silla M. Consoli et Michel Lacour

1. Le retour de la psychiatrie dans le champ de la médecine lui fait-il perdre ou retrouver son identité ?

La psychiatrie française a véritablement émergé à la fin du 18ème siècle. Chacun a en tête les descriptions de Pinel à l’hôpital Bicêtre et surtout celles d’Esquirol à la Salpetrière, qui a su pointer habilement les facteurs médicaux et environnementaux qui peuvent contribuer au déclenchement d’une maladie mentale.

Dès le début du 19ème siècle, cependant, la psychiatrie s'est écartée (ou s'est laissée écarter...) de l'Hôpital Général, pour soigner la maladie mentale en des lieux plus isolés et verdoyants, selon un modèle à la fois écologique et moral ...

En 1968, après les réflexions du Livre Blanc, la psychiatrie a fini par se séparer de la neurologie, mais cet affranchissement a paradoxalement accompagné un mouvement de retour vers la Médecine, en même temps que la psychiatrie de secteur, mise en place sur le plan réglementaire et administratif depuis à peine quelques années, amorçait un mouvement de longue haleine pour intégrer l'Hôpital Général. Actuellement, un tiers des secteurs de psychiatrie adulte et la moitié des secteurs de psychiatrie infanto-juvénile sont rattachés aux Hôpitaux Généraux; l'organisation de la psychiatrie de liaison et surtout celle de l'accueil et de l'orientation des urgences psychiatriques sont à l'origine d'un nombre croissant de conventions signées entre établissements spécialisés en psychiatrie et Hôpitaux Généraux.

L’implantation de services psychiatriques de secteur à l’Hôpital Général a été rendue possible grâce à la ténacité de certains psychiatres, mais aussi grâce aux progrès de l’approche psychiatrique, qui a bénéficié de la dynamique propre aux démarches psychothérapiques, individuelles et institutionnelles, et de la transformation des pathologies, rendue possible par les innovations pharmacologiques. L’image de la psychiatrie, des patients psychiatriques et des psychiatres a ainsi radicalement changé.

Le champ ouvert par les théories psychosomatiques a suscité, quant à lui, intérêt et curiosité chez les somaticiens et leurs équipes, désarmés devant la souffrance psychique de leurs patients et intrigués par une accumulation d'observations individuelles soulignant le poids des facteurs psychosociaux dans le devenir de nombreuses maladies, dans une période où les progrès de la médecine faisaient évoluer cette dernière vers une technicité croissante. C'est à des pionniers comme Brisset à l'Hôpital Rothschild que l'on doit les premières consultations psychosomatiques où les références à Balint et à la psychanalyse étaient fondamentales.

Facilitée par ce double mouvement (de réintégration de la psychiatrie dans l'Hôpital Général, d'une part, d'invitation des médecins aux psychiatres à une collaboration plus structurée, d'autre part), la pratique de la psychiatrie de liaison a pris une place grandissante à l’Hôpital Général. Cette dernière n'est pas destinée à parfaire l’objet du médecin avec une investigation de plus. Il ne s’agit ni de psychologiser la médecine, ni de somatiser la psychiatrie, mais de travailler sous le regard des autres, d’articuler le savoir psychiatrique et psychopathologique aux autres savoirs médicaux.

La psychiatrie participe ainsi de l'identité médicale, ce que son détour, hors de l'Hôpital Général, lui avait fait peut-être quelque peu oublier. Elle revendique désormais un ensemble de droits et de devoirs à l'égard de la médecine somatique, dans un esprit de libre échange et de réciprocité, tout en restant consciente du chemin qui reste à accomplir pour ne plus continuer à payer les conséquences de sa prise de distance, et en particulier de sa dédifférenciation avec la neurologie.

 

2. La psychiatrie de liaison : fruit ou élément moteur de ces retrouvailles ?

La psychiatrie de liaison peut être définie comme une activité exercée par des professionnels experts dans le domaine de la souffrance psychique et de la santé mentale, destinée à répondre aussi bien aux besoins des patients hospitalisés ou suivis dans les services de médecine, chirurgie, obstétrique (MCO) d'un même Hôpital Général, qu’à ceux de leur entourage ou des soignants qui en ont la charge. Les équipes de psychiatrie de liaison sont, dans les meilleurs des cas, pluriprofessionnelles, constituées certes de psychiatres, mais aussi de psychologues, voire d'infirmiers ayant une compétence psychiatrique.

La transmission d'un savoir et d'un savoir-faire, censés permettre à tous les non-spécialistes d'assurer, par leurs propres moyens, une prise en charge globale optimale de leurs patients, est une mission prioritaire de la psychiatrie de liaison et différencie cette dernière d'une simple consultation conçue comme un examen complémentaire parmi d'autres. Cela va de la sensibilisation des médecins et des équipes soignantes au fait psychique à un véritable transfert de compétences, seul garant d'un effet durable d'interventions, qui restent toujours ponctuelles, quelle qu'en soit la quantité.

La pratique de la psychiatrie de liaison requiert donc du savoir-faire du côté des psychiatres et psychologues de liaison, mais aussi de l'estime réciproque entre ceux qui ont ainsi décidé de collaborer. Elle reste en effet encore tributaire de l’intérêt des confrères somaticiens pour la discipline psychiatrique et de l’intérêt que peuvent éprouver les psychiatres eux-mêmes à ouvrir le champ de leur pratique. Sa place et son utilité sont toujours à reprendre, à redémontrer et à défendre.

Nul doute que le retour de la psychiatrie à l'Hôpital Général ait facilité, dans certains sites, le déploiement d'un dispositif de psychiatrie de liaison. L'inverse est cependant tout aussi vrai, car le côtoiement régulier entre professionnels en santé mentale et médecins somaticiens ou équipes soignantes MCO pour une meilleure prise en charge des propres patients de ces derniers a également familiarisé les équipes médico-chirurgicales avec un univers psychiatrique qui reste toujours le support des projections fantasmatiques les plus diverses et qui est par conséquent associé à des doses variables d'inquiétude et d'étrangeté. La psychiatrie de liaison se retrouve ainsi dans une position d'ambassadeur du projet de réintégration de la psychiatrie à l'Hôpital Général. Cela la place dans un réseau d'enjeux complexes qui dépassent sa mission première, car si elle peut faire beaucoup pour renouer le dialogue "à parts égales" entre disciplines, elle se heurte immanquablement, dès qu'elle est porteuse de surcroît d'une ambition institutionnelle, à des problèmes de territoire et aux rivalités habituelles en matière de moyens financiers ou d'effectifs.

 

3. L'avenir et les embûches au développement de la psychiatrie de liaison

Il existe à l'heure actuelle en France, d'un établissement à l'autre, une grande disparité de moyens, d'organisations et de visibilité des structures chargées de la psychiatrie de liaison. L'insuffisance et la dispersion des moyens dédiés à la psychiatrie de liaison entre la structure psychiatrique de l'établissement et plusieurs services MCO ont un certain nombre d'inconvénients. On peut notamment citer le risque de redondance et l'absence de coordination entre les intervenants, l'entrave aux possibilités d'échange, de théorisation et de productions scientifiques communes, la discontinuité des présences des vacataires auprès des patients et des équipes, la non stabilité des moyens ciblés sur la psychiatrie de liaison, qui sont à la discrétion des chefs de service et restent assujettis aux contraintes organisationnelles de chaque service MCO. Il faut y ajouter le manque de mobilité interne au sein d'un même établissement et le risque de surspécialisation de chaque intervenant, contrairement à la souplesse offerte par le rattachement des intervenants à un service unique de psychiatrie et à l'enrichissement que constitue la possibilité de changer de champ de compétence au bout d'un certain nombre d'années.

Le manque de temps et l'insuffisance des moyens réduisent souvent les interventions des psychiatres de liaison au strict minimum, c'est à dire à une simple consultation, à un avis ou à une prescription, au détriment d'un travail d'accompagnement privilégiant la continuité et la valorisation des liens interpersonnels. L'activité de psychiatres de liaison est encore trop souvent considérée comme "secondaire", venant s'ajouter et compléter les missions "premières" traditionnelles des services d'hospitalisation psychiatrique ou des secteurs psychiatriques, sans pour autant s'appuyer sur des moyens humains identifiés et pérennes, d'où également une fragilité relative des dispositifs mis en place et des projets de collaboration engagés.

Malgré un certain frémissement constaté depuis quelques années, il faut bien reconnaître qu'il n'existe pas pour l'instant d'orientation générale concernant ce type d'activité, ni au niveau de bon nombre d'établissements, ni au niveau des Schémas Régionaux d'Organisation Sanitaire, ni au niveau politique.

La psychiatrie de liaison gagnerait en reconnaissance dans une véritable figurabilité comptable et administrative Nous ne disposons pas pour l'instant de véritables études médico-économiques sur l'intérêt de la psychiatrie de liaison, mettant en balance les bénéfices pour les patients et les soignants et les coûts hospitaliers, voire le coût global social correspondants (surmortalité induite par exemple par les co-morbidités psychiatriques sur des pathologies somatiques associées).

 

4. Psychiatrie, sciences et neuro-sciences

Il était encore de bon ton il y a quelques années de considérer qu'en matière de démarche scientifique et de recherche, la psychiatrie était une discipline spécifique qui ne relevait pas du cadre général de la médecine. Champ de la complexité, de la singularité et de la relation, la psychiatrie était située, du moins par un certain nombre de ses acteurs représentatifs, aux antipodes de la perspective objectivante et réductrice dans laquelle se déploie la médecine.

Cette position paraît aujourd’hui extraordinairement rétrograde pour différentes raisons qui tiennent à la fois à l’organisation des soins et à l’évolution des connaissances scientifiques.

Au niveau scientifique, la distinction entre troubles mentaux et du comportement et maladies « physiques » apparaît de plus en plus comme le reste d’un dualisme corps–esprit dépassé. Les uns comme les autres sont en effet le résultat d’une interaction complexe entre facteurs biologiques, psychologiques et sociaux. Non seulement les troubles somatiques et psychiques coexistent dans une proportion impressionnante et bien souvent sous-estimée, mais ils s’influencent mutuellement. La distinction même d’un déterminisme génétique et psycho environnemental devient tout à fait artificielle, sans doute encore davantage pour ce qui concerne le fonctionnement mental, puisque l’on sait que non seulement les organisations neuronales se construisent en relation avec l’environnement, mais qu’elles conservent une certaine plasticité durant toute la vie. Parmi les champs de savoir surgis aux frontières ou à l'interface des disciplines traditionnelles, la psycho-neuro-immunomodulation apparaît de nos jours comme un paradigme fructueux de cet écheveau d'interrelations complexes, longtemps désigné par le terme de psychosomatique. On comprend un peu mieux aujourd'hui comment anxiété et dépression peuvent déclencher une cascade d’altérations des fonctions endocrinienne et immunitaire et accentuer la prédisposition à toute une série de maladies physiques. Des médicaments “psychotropes“ ont des effets sur l’immunité, et réciproquement les médiateurs de l’immunité , ou cytokines, interviennent sur les neuromédiateurs, et l'utilisation thérapeutique de certains de ces médiateurs déclenche des complications psychiatriques iatrogènes.

La "psychologie de la santé", héritière de la démarche psychosomatique, émerge désormais comme une discipline scientifique, visant à mesurer, objectiver, tester sur des populations les hypothèses concernant l'influence des facteurs psychosociaux sur la santé physique et son devenir, enracinées dans les observations, quotidiennes mais toujours "anecdotiques", effectuées par les cliniciens sur des cas individuels. L'intérêt des données épidémiologiques est aussi de pondérer et de relativiser l'importance des effets du psychisme sur la santé physique, en distinguant par exemple les domaines, comme le champ cardiovasculaire, où l'humeur dépressive semble constituer un facteur de risque et un facteur pronostique rivalisant, en ce qui concerne la grandeur de l'effet produit, avec des variables physiques bien reconnues, telles que le tabac, l'hypercholestérolémie, l'hypertension artérielle ou l'insuffisance cardiaque post-infarctus..., et d'autres domaines, comme le champ des pathologies cancéreuses, où le rôle prédictif de l'humeur dépressive est beaucoup plus subtile, voire contestable.

 

5. L'expérience des équipes mobiles en hôpital général rattachées à un secteur de psychiatrie ou à un établissement psychiatrique : intérêt et spécificités du modèle

La mise en oeuvre de certaines unités de liaison émanant d'une structure sectorielle ou intersectorielle s'inscrit dans la logique des recommandations ministérielles successives depuis le rapport Massé de 1992.

Si la pratique de la psychiatrie de liaison n'est pas récente, il faut reconnaître que l'irruption du SIDA, au début des années 80, et le désarroi qu'a suscité cette épidémie chez les patients et les soignants, ont relancé la réflexion sur une alliance nécessaire entre somaticiens et psychiatres. C'est dans ce contexte qu'ont été élaborées des recommandations visant à des collaborations nouvelles : programmation triennale des actions de lutte contre le SIDA (1990), mise en place d'antennes mobiles, développement de la psychiatrie de liaison (rapport Charmasson en 1995) jusqu'à l'officialisation de ces recommandations par la circulaire DGS/DH du 5 août 1996.

Le projet de circulaire DH/EO4/DGS/SP3/98 relative à l'évolution du dispositif de soins en psychiatrie va dans ce sens. Il fait de la psychiatrie de liaison une des priorités de l'évolution du dispositif sectoriel et de la promotion de l'intersectorialité "un principe à mettre en oeuvre lorsque l'expression de la demande transcende les limites des secteurs".

Le modèle de telles unités mobiles, issues d'une structure psychiatrique extra-hospitalière, a l'avantage de mettre les moyens de psychiatrie de liaison à l'abris des aléas liés aux initiatives médicales locales, propres à chaque établissement, et de garantir ainsi à la fois un minimum de pérennité et une expertise dans le domaine de la santé mentale et de la continuité des soins, propres à la psychiatrie de secteur.

Il faut toutefois remarquer que les populations concernées par la psychiatrie de liaison et celles qui sont suivies par les équipes de secteur ne se superposent pas, même s'il existe des zones de recouvrement. La plupart du temps, à l'Hôpital Général, il ne s'agit pas de personnes souffrant de troubles mentaux caractérisés, mais de patients présentant des troubles de l'adaptation à l'occasion de leur hospitalisation et en réaction à une affection somatique plus ou moins invalidante, plus ou moins douloureuse à vivre. De tels patients ne fréquentent pas spontanément les lieux d'exercice habituels des psychiatres : peu d'entre eux nécessitent une hospitalisation en milieu psychiatrique et pour de nombreux patients vus en psychiatrie de liaison le séjour à l'Hôpital Général est la première occasion de rencontrer un spécialiste en santé mentale. L'écoute et le soutien psychologique dont ils auront pu bénéficier pendant leur séjour hospitalier vont, dans les meilleurs des cas, faciliter l'initiation d'une démarche de suivi psychologique ultérieur. Ce suivi n'est cependant généralement possible que si les médecins traitants et/ou les spécialistes en charge de ces patients sont eux-mêmes convaincus de son utilité, ou du moins accompagnent une telle démarche par leurs encouragements.

Si dans certains cas, le passage par l'Hôpital Général est l'occasion de médicaliser enfin et de traiter efficacement une pathologie mentale plus ou moins ancienne ou concomitante à l'affection somatique, dans bon nombre le soutien psychologique apporté aux patients médicaux peut se limiter dans le temps voire être restreint à une intervention personnalisée intégrée au projet de soins somatiques et bornée à la période de l'hospitalisation. De telles particularités épidémiologiques et thérapeutiques se traduisent encore de nos jours par la préférence affichée, chez certains patients ou certains soignants, pour une sollicitation de psychologues intégrés dans le fonctionnement de chaque service de médecine, quelle qu'en soit le rattachement administratif ultime, plutôt que de psychiatres ou d'infirmiers psychiatriques, appartenant à une équipe mobile intra ou extra-hospitalières, car ces derniers restent encore assimilés, même si cela est regrettable, aux notions de pathologie mentale, de chronicité et de stigmatisation sociale.

 

6. La prise en charge somatique des patients psychiatriques : des services de médecine ou de chirurgie en Centre Hospitalier Spécialisé, dédiés aux patients psychiatriques, au rôle pédagogique des infirmiers en psychiatrie

Rares mais précieux lorsqu'ils existent, les services de médecine ou de chirurgie en Centre Hospitalier Spécialisé, dédiés aux patients psychiatriques, offrent aux malades mentaux les plus reclus ou exclus du système une véritable égalité dans l'accès aux soins du corps. De tels services verront leur spécificité d’action de plus en plus réduite avec l’intégration progressive des services de psychiatrie à l’Hôpital Général. Des données épidémiologiques convergentes soulignent la vulnérabilité somatique au long cours et même la surmortalité de cause naturelle, notamment cardiovasculaire, des malades mentaux, en particulier des déprimés et des schizophrènes : les obstacles à un accès aux procédures diagnostiques et thérapeutiques sont, fort heureusement, de mieux en mieux contrôlés de nos jours; Il n'en reste pas moins vrai que de tels patients nécessitent, plus que la population générale, une surveillance régulière, des efforts de dépistage et une information partagée entre les différents acteurs de santé.

L'essor de la psychiatrie de liaison, par les collaborations qu’elle peut permettre, notamment avec les équipes de psychiatrie de secteur, ouvre également en retour au patient psychotique la possibilité d’un accompagnement de qualité lorsqu’il est atteint d’une pathologie organique. Cela est redevable tout particulièrement aux infirmiers formés en psychiatrie, investis d'une mission transversale, au service des malades mais aussi et surtout de leurs collègues travaillant dans des structures médicales.

 

7. Consultations multidisciplinaires consécutives ou conjointes somaticien-psychiatre

Rares et extrêmement chronophages en termes de temps de consultation et de travail de coordination, ces consultations multidisciplinaires ne peuvent donc être destinées qu’à une minorité de patients. Elles permettent une "double écoute", en particulier pour les cas cliniques complexes. Elles sont utiles en particulier pour des symptômes ou des maladies pour lesquelles une double identification, médicale et psychologique, permet d'éviter les pièges des relations médecin-malade exclusives, tels que les expressions psychiatriques d'une affection organique, les maladies de système (notamment auto-immunes), les syndromes douloureux chroniques, le retentissement inhabituel de facteurs psychologiques sur une affection organique, ou l'expression très "somatisée" d'un trouble psychologique ou encore les symptômes dits "médicalement inexpliqués", dont les derniers avatars sont le syndrome de fatigue chronique et la fibromyalgie, à l'origine d'impasses où les enjeux relationnels et les conséquences familiales et professionnelles sont déterminantes.

Ces consultations préservent l'unité d'action, permettant le passage d'une demande purement somatique à l'élaboration d'une demande d'aide psychologique. Outre leur intérêt diagnostique et thérapeutique, elles comportent une valeur pédagogique réciproque pour chaque intervenant. Efficaces à l’Hôpital Général, elles le sont tout autant en médecine ambulatoire où les articulations entre psychiatres, médecins généralistes et praticiens des autres spécialités médicales devraient être reconnues et s’intégrer sous la forme, par exemple, d’études de cas, dans des actions de recherche et de formation.

Un tel travail multidisciplinaire est particulièrement pertinent chez l'enfant et l'adolescent, où il est bien souvent totalement artificiel de dissocier expression corporelle et expression psychique (troubles du comportement alimentaire et obésité du jeune, troubles du sommeil, conduites de dépendance, troubles neuro-comportementaux liés à une infirmité motrice cérébrale ou à une anomalie génétique).

 

8. Avancées médicales et doutes métaphysiques : le psychiatre interpellé plus en tant qu'expert qu'au titre de soignant potentiel

Le milieu hospitalier confronte la psychiatrie à des pratiques émergentes, à la fois troublantes et porteuses pour la création de liens entre psychiatres et médecins (consultations de dépistage génétique, électro-stimulation dans le Parkinson, greffes d'organes, pose d'un défibrillateur implantable prévenant de la mort subite, effets iatrogènes de l’immunothérapie, pose d'un anneau de gastroplastie pour traiter l'obésité morbide, etc.).

Même si ces situations restent exceptionnelles et fascinent autant le psychiatre que le médecin apprenti-sorcier ou le grand public, elles sont exemplaires d'une évolution des demandes faites au psychiatre, gardien de la liberté de l'esprit et en même temps conscience morale d'une société ivre, comme Icare, de ses réussites médicales sans bornes.

Il faut de la souplesse, de la rigueur et du courage aux psychiatres de liaison pour assumer ce nouveau rôle, où il leur est demandé davantage un avis et une aide à la décision qu'une simple disponibilité pour écouter, soulager et aider à vivre des patients en état de souffrance psychique. Cela suppose à la fois une bonne information de la part des psychiatres sur les innovations technologiques en question et sur les travaux épidémiologiques concernant les facteurs de vulnérabilité ou de résilience face aux nouvelles procédures, et l'abandon d'une position de stricte neutralité de façon à partager, au moins en partie, les responsabilités prises par le corps médical.

 

9. Les usages possibles et les limites du recours à des instruments de dépistage psychiatrique en médecine, confiés à des médecins et/ou à des infirmiers

Les instruments de dépistage psychiatrique en médecine (auto-questionnaires ou hétéro-questionnaires) sont notablement sous-utilisés actuellement. Leur maniement est pourtant simple, on le sait. Les avis sont partagés sur les avantages et inconvénients de leur emploi en première ligne par des non spécialistes, certains les considérant comme un recours fiable et économique, alors que d'autres craignent qu'ils ne donnent lieu à une double dérive : réification de la santé psychique d'une part, autonomisation abusive du monde médical à l'égard du partenariat psychiatrique, d'autre part. Ce qui est certain, c'est que les troubles mentaux, et en particulier la dépression, continuent à être largement sous-estimés en médecine, pour le plus grand dam des patients, puisque l'on sait aujourd'hui qu'une co-morbidité psychiatrique multiplie par deux à quatre la mortalité liée à l'affection médicale sous-jacente.

Par ailleurs, on ne sait pas encore bien quoi et comment évaluer des patients se présentant avec des symptômes somatiques dits "médicalement inexpliqués".

Le recours aux instruments de dépistage, s'il ne doit pas constituer le cache-misère d'organisations locales basées sur une pénurie de moyens psychiatriques et psychologiques, peut néanmoins s'avérer précieux pour mieux estimer les besoins d'un établissement, effectuer des études médico-économiques, tester des procédures d'intervention spécifiques, exigence qui prend toute son importance à une époque dominée par une médecine "basée sur la preuve" et par la généralisation des procédures d'accréditation.

 

10. La formation, en France, à la psychologie médicale

La réforme récente du 2ème cycle des études médicales souligne l’importance de la prise en charge des aspects psychologiques des différentes pathologies somatiques. La Psychologie Médicale doit rester un domaine d’enseignement privilégié dévolu aux psychiatres et destiné à tout futur médecin, sans exception. Son enseignement a été instauré dans les Facultés de médecine en 1962. La récente réforme du premier cycle des études médicales, qui a introduit dans le programme de la première année un module de sciences humaines et sociales, permet dans certaines Facultés d'en augmenter un peu le nombre d'heures, qui demeure en général très réduit.

La Psychologie Médicale n'est pas une spécialité médicale mais plutôt un mode d'approche de l'exercice de la médecine qui vise à prendre en charge globalement la personne du malade. Dans certaines Facultés on a pu instaurer un enseignement optionnel supplémentaire, ouvert aux étudiants du deuxième cycle et créer des Diplômes Universitaires ouverts aux étudiants de troisième cycle et aux praticiens qui veulent y poursuivre leur formation continue.

La Société de Psychologie Médicale et de Psychiatrie de Liaison de Langue Française contribue aussi par ses travaux, ses colloques et les autres manifestations qu'elle organise ou auxquelles elle participe, à favoriser cet enseignement. Par le dialogue et les recherches communes qu'elle cherche à promouvoir dans les différents milieux médicaux, elle joue un rôle indispensable dans le monde médical .

 

11. Le secteur libéral et les patients mixtes

Les généralistes n'ont pas attendu que médecine et psychiatrie communiquent mieux pour s’occuper des patients psychiatriques ou mixtes (prise en charge des schizophrènes, réseaux toxicomanie, réseaux VIH, hépatite C, etc.). Les psychiatres, eux, restent toujours mal-à-l'aise pour suivre des patients malades physiquement. Leur formation à une meilleure connaissance des interactions somato-psychiques et à un maniement plus adroit de la relation avec de tels malades, sachant qu'avec le vieillissement de la population un patient psychiatrique sur deux présente désormais un problème de santé physique associé, sera sans doute un des grands enjeux de la formation médicale continue. De même, toutes les formations continues de généralistes ou de spécialistes devraient inclure obligatoirement, l'apprentissage d'une meilleure communication avec le malade, une réflexion sur l'observance, la qualité de vie, la motivation à changer, etc...

 

12. Un équilibre subtile entre aider à penser et aider à faire face

Le développement des contacts entre psychiatrie et médecine, notamment à l'Hôpital Général et en exercice libéral, a sans doute contribué à chercher un équilibre subtil entre recherche du sens, prise de distance par rapport à une réalité traumatique ou énigmatique, tentative de théorisation, d'une part, et souci pragmatique, nécessité d'agir efficacement, soulagement des tensions et limitations des dysfonctionnements, quelles qu'en soient les sources profondes, d'autre part. Cela s’est traduit en particulier par un déploiement de stratégies thérapeutiques éclectiques, complémentaires et parfois antinomiques dans les buts visés, et cela quelles que soient les références théoriques privilégiées par chaque équipe de santé mentale. Une telle coexistence d'interventions diversifiées et les exigences propres à l'univers médical ont ainsi joué un rôle non négligeable dans les aménagements techniques apportés aux thérapies d’inspiration psychanalytique, dès lors que ces dernières sont destinées à des patients médicaux, dans le développement croissant des techniques à médiation corporelle et dans l'extension des indications des techniques cognitivo-comportementales (TCC), souvent d'ailleurs réalisées en petits groupes définis par une identité médicale commune.

La psychiatrie, notamment celle du secteur, avait depuis déjà quelques décennies montré la nécessaire complémentarité des approches médico-sociales, voire éducatives et judiciaires en matière de santé mentale. Elle peut dans de nombreux domaines (comme celui du SIDA, mais aussi du cancer, des myopathies, de diverses maladies génétiques ou du diabète) s’inspirer des actions développées en médecine somatique en matière de développement de réseaux de soins pluridisciplinaires ou d’implication des associations d’usagers, pour procéder à une analyse plus fidèle des besoins et progresser vers une meilleure qualité des soins.

 

 

 

 

 

Propositions de synthèse et recommandations

 

1.   Le retour de la psychiatrie à l'Hôpital Général est l'occasion de retrouvailles entre Psychiatrie et Médecine, sans dissolution de l'identité de la discipline psychiatrique, mais dans un mouvement de reconnaissance et d'intérêt réciproques autour du souci commun d'une approche de l'individu malade dans sa globalité et sa complexité bio-psycho-sociale. Les conventions de partenariat entre Hôpitaux Généraux, et notamment les Centres Hospitalo-Universitaires, et les Etablissements Spécialisés en Psychiatrie accompagnent ces retrouvailles et méritent d'être développées.

 

2.   A l'interface entre Psychiatrie et Médecine, la psychiatrie de liaison reste insuffisamment dotée, structurée de manière hétérogène, sans un appuis fiable sur des directives réglementaires en matière de santé publique. Elle doit être mieux reconnue dans l'avenir et pouvoir s'inscrire de manière prioritaire dans les Schémas Régionaux d'Organisation Sanitaire.

 

3.   Sans renoncer à sa vocation d'être avant tout une spécialité médicale centrée sur la singularité de chaque être souffrant et sur la relation intersubjective, la psychiatrie participe du mouvement scientifique médical et du souci d'objectivation et de vérification expérimentale. Le champ psychopathologique, depuis ses fondements neuroscientifiques jusqu'à l'étude des comportements de santé et des déterminants sociaux de la santé, doit pouvoir rester un champ prioritaire des appels d'offre et des programmes hospitaliers de recherche clinique.

 

4.   Les psychiatres ont un rôle à jouer dans le dépistage des pathologies psychiatriques comorbides et de la détresse psychique accompagnant les problèmes de santé physiques, observées en ville comme à l’hôpital. Ces comorbidités, dont les effets défavorables sur le pronostic somatique, voire la survie, ont été démontrés, restent insuffisamment détectées et incomplètement traitées. Des actions régulières de sensibilisation, mais aussi un meilleur enseignement de telles données au cours des études médicales, doivent améliorer un tel état des choses, pour l'instant insatisfaisant.

 

5.   Dans un contexte de crise démographique médicale, il n'est pas raisonnable que les psychiatres aient pour objectif de répondre à la totalité des demandes de nature psychologique. Si les compétences psychologiques et psychiatriques des généralistes, spécialistes médicaux et personnels paramédicaux doivent être valorisées, ce n'est cependant pas seulement en raison de simples considérations médico-économiques, mais pour respecter au mieux la relation nouée par les patients avec leurs soignants référents habituels.

 

6.   L'intervention psychologique en médecine implique bien sûr le concours de psychiatres, mais aussi de psychologues cliniciens et, parfois, d'infirmiers expérimentés en psychiatrie, qui doivent pouvoir travailler dans la complémentarité et en s'appuyant les uns sur les autres. Cela suppose que les structures administratives sous-jacentes soient suffisamment cohérentes et respectueuses de chaque identité professionnelle pour établir une véritable alliance entre les acteurs en jeu.

 

7.   La psychiatrie hospitalo-universitaire, la psychiatrie de secteur et la psychiatrie libérale ont, chacune, leurs modèles de relations avec l'univers médical : les dispositifs à mettre en place doivent tenir compte des expériences menées avec succès dans certains domaines par chacune de ces organisations (SIDA, addictions, symptômes médicalement inexpliqués, maladies de système) en exportant des formules déjà rodées, mais en sachant innover et encourager toute initiative donnant issue à de véritables réseaux de soins.

 

8.   -Au delà ou en deçà de leur vocation soignante, les psychiatres se voient confier chaque jour davantage de nouvelles missions, de l'expertise psychologique et de la contribution à la médecine prédictive à la participation à la réflexion éthique dans des domaines "limites" atteints grâce aux avancées médicales ou aux débats de société : il importe de préparer les futurs psychiatres dès leurs études de médecine, à de telles missions.

 

 

Ce rapport a été rédigé par Silla M. CONSOLI. Il s’appuie sur les contributions et la discussion générale du groupe de travail composé également de Catherine BENZAKEN, Christiane CHARMASSON, Gérald CUEGNIET, Véronique DAOUD, Catherine EPELBAUM, Michel LACOUR, Michel LEJOYEUX, Michel MARIE-CARDINE, Pierre MORON, Hugues ROUSSET, Jean-Michel THURIN

 

Repères bibliographiques

 

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