Dialogue n° 11
sommaire
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La maladie d'Alzheimer : un long chemin parcouru
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Jean-Jacques HAUW,

Chef du Laboratoire Anathomie pathologique neurologique de l'hôpital Pitié-Salpétrière



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Une histoire court dans le milieu des Neurosciences, qui me paraît pertinente pour introduire ce numéro de Dialogue sur les démences : AI est un brillant post-doc dans l'un des plus grands instituts de recherche du monde. Son nom restera secret pour des raisons évidentes de confidentialité. Nous dirons seulement qu'il est dirigé par l'un de ces mandarins cliniques et scientifiques que tous les pays ont sécrétés. AI est morphologiste. Il explore les techniques nouvelles que la recherche industrielle florissante et l'imagination inventive des chercheurs de son pays (et de quelques autres ... ) ont permis de mettre en ceuvre récemment dans son laboratoire. Il vient de rapporter brièvement à un congrès deux anomalies particulières dans le cerveau d'une patiente de 51 ans morte en institution d'une maladie cérébrale. L'une d'entre elles consiste en des modifications inédites du cytosquelette des neurones qui paraissent entraîner une mort cellulaire précoce. L'autre est la présence de foyers disséminés d'une substance inconnue dans le système nerveux central. AI a suggéré - avec les réserves de rigueur - qu'il a décrit une maladie nouvelle. Ses observations sont bientôt confirmées par un stagiaire étranger de son laboratoire. Simultanément, pourtant, un chercheur d'une école concurrente fait un exposé fort bien (mieux!) documenté sur les foyers disséminés décrits par AI, qu'il appelle nécrose miliaire. Il a trouvé cette lésion, parfois en très grande abondance, dans 12 des cerveaux âgés sur les 16 qu'il a systématiquement examinés. Il signale que la nécrose miliaire a déjà été observée, plusieurs années plus tôt, par plusieurs autres chercheurs. il la décrit avec une grande précision, rapporte que les foyers de substance anormale sont entourés de prolongements radiaires en massue, dont il montre la nature neuronale et qu'il compare aux axones sectionnés et aux cônes de croissance.

Alzheimer a-t-il vraiment décrit une nouvelle maladie ? Son influent patron le décidera, quelques années plus tard, en lui décernant la paternité des formes précoces de cette maladie dans son très célèbre Traité de Psychiatrie. Que cet éponyme, qui distinguait la très rare maladie orpheline décrite par AI (survenant avant 65 ans) d'une maladie voisine, plus tardive et aussi bien plus fréquente, ait été utilisé pour faire accéder Alois Alzheimer à une chaire (contre Arnold Pick, qui la briguait aussi), n'est pas impossible, comme le racontent avec humour Luigi Amaducci et ses collaborateurs .

La relecture de quelques unes des publications originales qui ont accompagné la reconnaissance de la maladie d'Alzheimer a été facilitée par leur traduction en anglais et leur publication par Katherine Bick et coll . Elle est passionnante car elle permet de mesurer le chemin parcouru depuis 1906... et celui qui nous reste à couvrir, et aussi de nous interroger sur les facteurs qui ont permis cette découverte importante.

D'abord, le chemin parcouru, qui est impressionnant, grâce à l'effort considérable des équipes cliniques et des chercheurs plus fondamentaux. Il est possible de citer, par exemple, la meilleure définition de la maladie, de ses formes particulières, de ses limites, de ses associations morbides. L'amélioration des critères diagnostiques, cliniques et neuropathologiques, l'élucidation progressive de la cascade pathologique, des défauts de neuro-transmetteurs, la découverte d'anomalies génétiques multiples, de facteurs de l'environnement intervenant sur l'évolution, de médicaments enfin actifs, laissent espérer que des traitements préventifs et curatifs encore plus efficaces seront bientôt proposés.

Pourtant, beaucoup des questions qui étaient posées au début du siècle restent discutées et l'on est étonné de la modernité du débat et de l'argumentaire qui opposaient déjà les chercheurs du début du XXème siècle. A titre d'exemple, le rôle de la dégénérescence et de la croissance des prolongements nerveux dans le mécanisme des plaques séniles, déjà évoqué par Fisher alors que le concept de facteur de croissance n'émergera que plusieurs dizaines d'années plus tard, est de grande actualité. L'une des questions les plus pertinentes est, sans conteste, le rôle respectif des lésions neurofibrillaires décrites par Alzheimer (nous parlerions aujourd'hui des anomalies de la protéine tau) et de la nécrose miliaire décrite par Fisher (nous dirions l'accumulation du peptide AB, dit encore amyloïde car il est susceptible de le devenir en changeant de conformation). Vouloir privilégier l'un ou l'autre de ces mécanismes, détaillés dans ce dossier par Frédéric Chécler et André Delacourte, serait certainement réducteur puisque les deux lésions coexistent très habituellement (ce n'est sans doute pas un hasard) et qu'il est très probable qu'elles participent toutes deux à la cascade pathogène (à des degrés divers selon les cas).

Un dernier exemple des débats sans réponse univoque depuis un siècle est fourni par le caractère homogène ou hétérogène de la maladie. Pour ce qui concerne l'âge de survenue, Kraepelin avait choisi la dualité, nous l'avons signalé, et ce choix a été longtemps suivi par les écoles européennes, puis a cédé la place à une vision uniciste, sous l'influence nord-américaine. Rien ne permet aujourd'hui de trancher sur ce point. En revanche, il apparaît de plus en plus évident que la maladie d'Alzheimer est hétérogène à de multiples égards, ne serait-ce, par exemple, qu'au point de vue génétique. Il s'agit donc d'un syndrome (ensemble de symptômes et de signes identiques ou voisins entraînés par des causes différentes), même si une partie de la cascade physiopathologique qui conduit à la mort neuronale est semblable quelle que soit la cause, ce qui explique que les lésions sont voisines d'un cas à l'autre.

Peut-on, aujourd'hui, imaginer les processus qui ont conduit à ce que la maladie qui porte son nom soit découverte par Alzheimer et non par d'autres chercheurs contemporains d'écoles différentes, aujourd'hui fameux comme Pick, ou ignorés de tous, sauf des historiens de la médecine ? Ce jeu est, bien entendu, dangereux, et nous avons déjà évoqué le rôle des facteurs politiques qui ont attribué à Alzheimer une découverte qui aurait pu être, pour la postérité, celle de Fisher ou d'autres auteurs. Il n'en reste pas moins qu'Alois Alzheimer avait été formé à la fois à la clinique et à sa discipline de recherche, la neuropathologie, et qu'il disposait des méthodes les plus modernes de son temps, dans un laboratoire où il côtoyait des chercheurs exceptionnels comme Nissl. Que des équipes (et non plus des hommes, en ce temps où le savoir médical et scientifique a explosé) puissent être placées dans des conditions voisines est, sans doute, gage de réussites futures

Enfin, peut-on spéculer sur les voies de recherche qui devraient permettre de traiter encore plus efficacement, voire d'éradiquer, la maladie d'Alzheimer, ce fléau des temps modernes ? Leschercheurs dont les opinions ont été réunies dans ce dossier y répondent, chacun de leur côté. Une constatation s'impose : pendant quelque temps encore, en l'absence de modèle animal ou cellulaire parfait, ils devront effectuer une partie au moins de leurs recherches sur les patients. Les progrès considérables obtenus depuis peu, les modifications sociologiques et législatives récentes imposent de reformuler l'éthique de la maladie d'Alzheimer et des autres démences dégénératives, qu'elle concerne les essais thérapeutiques ou les prélèvements effectués chez les patients, de la prise de sang à l'autopsie. Une large réflexion s'impose.
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